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Le Salon de Mme Verdurin
7 octobre 2005

Le Curé de Tours, ou Balzac et les célibataires

    « Mais, quant aux Célibataires sérieusement célibataires, volant la civilisation, ne lui rendant rien, l’auteur à l’intention formelle de les flétrir, en les piquant sur le coton, sous verre, dans un compartiment de son Muséum, comme on fait pour les insectes curieux et rares. » (Balzac, préface des Célibataires)

Balzac et les célibataires


    Bridget Jones a beau râler, au XIXè siècle, la vie était encore bien plus cruelle qu’aujourd’hui, pour les célibataires. En effet, à l’époque, le mariage était une institution sacrée, le divorce n’existait pas, et les Célibattantes étaient tout simplement… des « vieilles filles ». Persuadé que l’état du célibataire est un état contraire à la société , ce cher Honoré de Balzac écrit et publie en 1832 un roman intitulé Les Célibataires, afin de pourfendre la gent solitaire et moche.

 

Portrait de Balzac

 

    Ce roman devient en 1843 le Curé de Tours, et prend bientôt sa place bien à lui, au chaud dans la trilogie Les Célibataires, entre les romans La Rabouilleuse et Pierrette, cette trilogie s’insérant elle-même dans Les Scènes de la Vie Provinciale qui font partie des Etudes de Mœurs de la Comédie Humaine, et vive l’architecture balzacienne !

    Quand on est célibataire et qu’on vit en province, on est vraiment, vraiment mal parti. Et on a pas grand chose à faire. On s’ennuie. C’est ainsi que Balzac souligne lui-même qu’à l’intérieur de son œuvre immense qu’est La Comédie Humaine, Les Scènes de la Vie de Province représentent l'«âge des passions, des calculs, des intérêts, de l'ambition», bref des basses mesquineries.

Mesquineries provinciales

    Voici donc l’abbé François Birotteau, célibataire de province dans les années 1820… Il a deux buts dans la vie : « être le pensionnaire de mademoiselle Gamard, et devenir chanoine ». Et ce n’est pas parce qu’il est amoureux de mademoiselle Sophie Gamard, non ! L’appartement est confortable et la vie y est facile ; c’est bien assez. Mais alors qu’il croit avoir atteint ce premier but, et qu’il s’installe dans le bel appartement à la mort de son ami l’abbé Chapeloud, Birotteau découvre, avec un peu de lenteur malgré tout, le caractère despotique et rêche de Sophie Gamard. Victime d’un terrible et tragique complot domestique, orchestré de concert par mademoiselle Gamard et son autre pensionnaire, le machiavélique abbé Troubert, que tout lecteur décent se doit de conspuer avec conviction, il se voit expulsé du bel appartement, privé de ses meubles et de sa bibliothèque.

Portrait de Balzac

 

    Ce complot terriblement bourgeois est éventé par les cercles aristocratiques tourangeaux. La famille de Listomère et la bonne mademoiselle Salomon de Villenoix volent au secours du malheureux abbé. Bourgeois contre aristocrates, c’est "le combat du peuple et du sénat romain dans une taupinière" : les salons s’affrontent, et un procès a lieu. Tours est en émoi, l’affaire devient politique, et Paris s’en mêle. Les chers amis de l’abbé Birotteau se trouvent menacés dans leurs intérêts. Et comme "les devoirs de famille passent avant ceux de l’amitié" , comme le lui explique gentiment Madame de Listomère, Birotteau se retrouve à la rue, ainsi que nous l’évoque ce savoureux passage :

    « ...Mais d’ailleurs, sa vie n’était déjà plus qu’une agonie. Il dit, en jetant à sa protectrice un regard désespérant qui la navra: - Je me confie à vous. Je ne suis plus qu’un bourrier de la rue !.

    Ce mot tourangeau n’a pas d’autre équivalent possible que le mot brin de paille. Mais il y a de jolis petits brins de paille, jaunes, polis, rayonnants, qui font le bonheur des enfants ; tandis que le bourrier est le brin de paille décoloré, boueux, roulé dans les ruisseaux, chassé par la tempête ».

    Mais la vengeance divine accomplit son œuvre, pour mademoiselle Gamard du moins, qui prend froid en sortant de la cathédrale et meurt peu après, sans être pleurée de personne (si ce n’est de l’abbé Birotteau qui culpabilise). Le point culminant de l’intrigue met en scène madame de Listomère et l’abbé Troubert dans un combat verbal épique ayant pour enjeu le portrait de feu l’abbé Chapeloud, dont tout le monde se moque pourtant. L’abbé Troubert garde le portrait, et finit évêque.

    Quant à ce cher Birotteau, malade, il se retrouve condamné à un cruel exil à Saint-Symphorien, juste de l’autre côté de la Loire.

Grandeur et misères de  l’abbé Birotteau

    L’abbé Birotteau est donc bien malchanceux. Au début de notre histoire, il est gros, timide, vieux (il a soixante ans), apoplectique et goutteux. Bref, ce n’est pas Fitzwilliam Darcy, mais il a la belle vie, et c’est l’essentiel :

    «… Etre le pensionnaire de mademoiselle Gamard et devenir chanoine, furent les deux grandes affaires de sa vie ; et peut-être résument-elles exactement l’ambition d’un prêtre, qui, se considérant comme en voyage vers l’éternité, ne peut souhaiter en ce monde qu’un bon gîte, une bonne table, des vêtements propres, des souliers à agrafes d’argent, choses suffisantes pour les besoins de la bête, et un canonicat pour satisfaire l’amour-propre, ce sentiment indicible qui nous suivra, dit-on, jusqu’auprès de Dieu, puisqu’il y a des grades parmi les saints. »   

    Douillet, le bon abbé ne demande donc à Dieu que bonne chair et bon feu. Or un soir de pluie, il s’en voit cruellement privé, parce qu’il a eu sans s’en apercevoir le malheur de froisser son hôtesse, mademoiselle Sophie Gamard.

 

Birotteau

 

    Ainsi la tragédie se met-elle en place dès la première scène. Le pathétique est bien là, et le lecteur prend en pitié ce timide abbé surpris par l’averse, obligé de subir "le subit arrosement de ses souliers à larges agrafes d’argent et l’immersion de leurs semelles" , et la crise de goutte qui s’ensuit. Pourtant l’abbé est, comme tout grand héros tragique, en partie responsable de son sort : il n’aurait pas dû ! Non, il n’aurait pas dû provoquer la colère de l’indomptable et froide Sophie Gamard !

    Pour décrire proprement l’atroce fin de ce noble abbé, abandonné de tous, seuls les mots du grand Balzac peuvent suffire :

    « Au moment où monseigneur Hyacinthe, Evêque de Troyes (il s’agit ici de l’abbé Troubert ), venait en chaise de poste, le long du quai Saint-Symphorien, pour se rendre à Paris, le pauvre abbé Birotteau avait été mis dans un fauteuil, au soleil, au-dessus d’une terrasse. Ce pauvre prêtre frappé par son Archevêque était pâle et maigre. Le chagrin, empreint dans tous les traits, décomposait entièrement son visage qui jadis était si doucement gai. La maladie jetait sur ces yeux, naïvement animés autrefois par les plaisirs de la bonne chère et dénués d’idées pesantes, un voile qui simulait une pensée. Ce n’était plus que le squelette du Birotteau qui roulait, un an auparavant, si vide mais si content, à travers le Cloître. L’Evêque lança sur sa victime un regard de mépris et de pitié ; puis il consentit à l’oublier, et passa. »

La vieille fille et son éminence grise

     « Nulle créature du genre féminin n’était plus capable que mademoiselle Gamard de formuler la nature élégiaque de la vieille fille; mais, pour bien peindre un être dont le caractère prête un intérêt immense aux petits événements de ce drame, et à la vie antérieure des personnages qui en sont les acteurs, peut-être faut-il résumer ici les idées dont l’expression se trouve chez la vieille fille: la vie habituelle fait l’âme, et l’âme fait la physionomie. »

    C’est ainsi que, grâce aux efforts conjugués de Sophie Gamard et d’Honoré de Balzac, la littérature française peut s’honorer d’avoir les pages les plus belles et les plus édifiantes qui se puissent donner au sujet de cet être étrange et monstrueux qu’est la vieille fille.

    Le zèle didactique de Balzac n’est plus ici à prouver. Il nous explique longuement que « la morale et la politique repoussent également l’individu qui consomme sans produire, qui tient une place sur terre sans répandre autour de lui ni bien ni mal », et qu’ « il est rare que les vieilles filles ne se rangent pas elles-mêmes dans la classe de ces êtres improductifs ». Il insiste sur le fait qu’ « en restant fille, une créature du sexe féminin n’est plus qu’un non-sens », puisqu’elle n’engendre pas d’enfants.

    Le portrait moral est long et sans concession : jalousie, frustration, méchanceté, fausseté, tels sont les traits dominants du caractère de mademoiselle Gamard. Le physique n’est pas oublié, et coule de suite

    « Ce monde d’idées tristes était tout entier dans les yeux gris et ternes de mademoiselle Gamard ; et le large cercle noir par lequel ils étaient bordés, accusait les longs combats de la vie solitaire. Toutes les rides de son visage étaient droites. La charpente de son front, de sa tête et de ses joues avait les caractères de la rigidité, de la sécheresse. Elle laissait pousser, sans aucun souci, les poils jadis bruns de quelques signes parsemés sur son menton… »

    Bridget Jones nous signalerait sans doute ici qu’il ne manque plus que le berger allemand… (1)

    …Le voici : c’est l’abbé Troubert  (quel charmant patronyme) ! Si, si, ça fonctionne : Balzac le dit lui-même :

    « Troubert était pour elle une sorte de créature intermédiaire entre les individus de l’espèce humaine et ceux de l’espèce canine ; il se trouvait classé dans son cœur immédiatement avant la place destinée aux amis et celle occupée par un gros carlin poussif qu’elle aimait tendrement (…) »

    Pourtant, l’abbé n’a pas un physique de jeune premier :  "grand et sec" , la cinquantaine environ, il a "un teint jaune et bilieux" , et sa figure est "longue et creusée de rides profondes" , "pleine d’ironie et de dédain". Tel est l’adversaire implacable de Birotteau, dont le type parfait de traître et de méchant est logiquement confirmé par ses cheveux roux.

    « Le chanoine restait habituellement dans un calme presque parfait, en tenant ses paupières presque toujours abaissées sur deux yeux orangés dont le regard devenait à son gré clair et perçant. Des cheveux roux complétaient cette sombre physionomie, sans cesse obscurcie par le voile que de graves méditations jettent sur les traits. »

    L’abbé Troubert est le dramaturge impitoyable de la pièce, et la mène froidement vers son dénouement tragique. Son mobile ? Monter dans la hiérarchie ecclésiastique et se venger de l’abbé Chapeloud, l’ami et protecteur de Birotteau. Chapeloud est mort ? Qu’à cela ne tienne : c’est Birotteau qui en fera les frais, sans rien y comprendre, le pauvre.

    Troubert n’est pas un simple petit abbé arriviste de province qui finit par réaliser son ambition de devenir évêque ! Enfin si… mais Balzac, qui tient à préserver l’intérêt de son petit drame, nous explique qu’il aurait pu être bien davantage, Hildebrandt ou Alexandre VI, mais que la faiblesse de l’Eglise à son époque l’en empêche.

Promenades tourangelles : les deux Tours (2)

    La puissance de l’archevêché est cependant bien visible à Tours au XIXè siècle, et ce n’est pas pour rien que l’abbé Troubert, devenu vicaire-général, arrive à menacer depuis cette forteresse les aristocrates amis de Birotteau.

    L’appartement responsable de toute cette guerre se trouve à côté du Cloître qui borde la cathédrale Saint-Gatien (aujourd’hui Cloître de la Psalette), l’endroit le plus désert, le plus sombre et le plus éloigné du centre qu’il y ait à Tours  : cette maison, qui loge les serviteurs de l’Eglise, mêle avec ambiguïté la gloire divine et les médiocrités humaines.

    « Située au nord de Saint-Gatien, cette maison se trouve continuellement dans les ombres projetées par cette grande cathédrale sur laquelle le temps a jeté son manteau noir, imprimé ses rides, semé son froid humide, ses mousses et ses hautes herbes. Aussi cette habitation est-elle toujours enveloppée dans un profond silence interrompu seulement par le bruit des cloches, par les chant des offices qui franchit les murs de l’église, ou par les cris des choucas nichés dans le sommet des clochers. Cet endroit est un désert de pierres, une solitude pleine de physionomie, et qui ne peut être habitée que par des êtres arrivés à une nullité complète ou doués d’une force d’âme prodigieuse »

    Heureusement pour les habitants de Tours, la cathédrale a aujourd’hui été restaurée et nettoyée, et si le quartier est toujours paisible et silencieux, il ne donne pas une impression de délabrement si grande. Le cloître de la Psalette n’est aujourd’hui plus une place ; il est complètement clos, et peut se visiter à raison d’une contribution de trois euros environ.

Cathédrale

 

    A ce quartier sombre, où la gloire divine ne peut suffire à masquer la médiocrité humaine, s’oppose la fraîcheur et la luminosité de la propriété des Listomère, où Birotteau se réfugie après avoir été chassé par mademoiselle Gamard.

    « Située sur la levée qui se trouve entre la ville de Tours et les hauteurs de Saint-Georges, exposée au midi, entourée de rochers, la propriété de madame de Listomère offrait les agréments de la campagne et tous les plaisirs de la ville. En effet, il ne fallait pas plus de dix minutes pour venir du pont de Tours à la porte de cette maison, nommée l’Alouette ; avantage précieux dans un pays où personne ne veut se déranger pour quoi que ce soit, même pour aller chercher un plaisir. »

    Ces deux lieux symbolisent à merveille les personnages qui s’opposent : d’un côté, une bourgeoisie étroite et bigote, frustrée de se retrouver enfermée dans la ville ; de l’autre, une aristocratie privilégiée, qui a les moyens de ne pas se soucier de ce que pensent les bourgeois.

    Et de ces deux mondes, le malheureux Birotteau se trouve successivement chassé : il est nommé à Saint-Symphorien, un faubourg de Tours,de l’autre côté de la Loire. Il y a un pont pour le traverser, "un des plus beaux monuments de l’architecture française, (de) dix-neuf cent pieds de long" , mais apparemment c’est encore trop loin pour l’abbé malade, comme le souligne la bonne mademoiselle Salomon, la seule à lui rester fidèle :

    « Le presbytère de Saint-Symphorien est froid, humide et la paroisse n’est pas assez riche pour le réparer. Le pauvre vieillard va donc se trouver enterré dans un véritable sépulcre. Quelle atroce combinaison ! »

Conclusion

    Ce qui, finalement, fait tout l’intérêt et l’agrément de ce roman de Balzac, c’est que ce fait divers, ces mentalités étroites et risibles, sont à la limite du tragique sans jamais l’atteindre. Pourtant, la fatalité sociale est en marche, la machine infernale est lancée… Mais la touche ironique du narrateur bloque le processus, et nous rappelle sans cesse à quel point ces « héros » tragiques sont laids et stupides, piégés dans cette sorte de souricière qu’est la ville de Tours.

    Fluidité, onctuosité du style sont contrebalancés par le ton moralisateur qu’il emploie parfois lourdement (car, malheureusement, même si cela nous fait bien rire aujourd’hui, certains passages sur les vieilles filles ou sur les célibataires sont vraiment sérieux !).

    Balzac traite ses personnages avec déterminisme, mais à mi-chemin entre l’ironie piquante de Proust et l’analyse pseudo-scientifique de Zola. Malgré le côté dépassé de ses théories sur la société, ce jeu de zooms dans la distanciation a une saveur dont il serait dommage de se priver.

(Article de Crookshank)

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(1) Dans Le Journal de Bridget Jones, d’Helen Fielding, une image cristallise les angoisses de finir vieille fille : Bridget est terrorisée à l’idée de finir seule, dévorée par des bergers allemands.

(2) Non, il ne s’agit ni d’un souvenir du 11 septembre ni d’un remake du Seigneur des Anneaux ;-)

Liens internet

Le Curé de Tours

  Balzac en Touraine
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Commentaires
R
Aores avoir lu l'article je me rend copmte de la realite socile pesente dans ce livre.Ce article est tres utiles pour les examens
C
Ennosrep : je ne comprends pas vraiment le sens de votre commentaire. Bien sûr, Balzac reste à prendre au sérieux : sinon, il ne serait pas resté classique parmi les classiques!<br /> <br /> Simplement, il faut savoir le resituer dans le contexte de son époque et dans la morale du XIXè siècle : c'est ce que j'ai voulu faire dans cet article, au-delà de l'humour... Humour et distance restent d'une grande aide dans cette lecture, car il reste quand même difficile de "prendre au sérieux" les considérations de Balzac sur le statut inutile et vide de la vieille fille dans la société!<br /> <br /> Enfin, je ne crois pas qu'aujourd'hui, "les lumières de la raison moderne" aient "jeté à la trappe les petits délires des écrivains". Au contraire, nous avons plus que jamais besoin d'eux.
E
Oui oui oui, Balzac est quand même un petit rigolo qui n'a pas compris grand chose à la vie. Mais il faut lui pardonner: Il vivait dans une bien sotte époque, où les lumières de la raison moderne n'avaient pas encore jeté à la trappe les petits délires des écrivains.<br /> Hé, mais tout cela n'est-il pas ridicule ?
C
Il est vrai que Balzac, dans ses petits délires, peut nous paraître parfois un peu obscur, mais cet auteur vaut la peine malgré tout.
N
Je viens de finir ce livre, et j'ai vraiment eu beaucoup de mal à comprendre (voire rien compris) Mais grace a votre article, bien sympatique d'ailleurs, ca me semble bien plus clair ;) alors merci beaucoup!
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