84, Charing Cross Road, d'Helene Hanff
84, Charing Cross Road fait partie de ces petits bouquins devenus rapidement des légendes à leur parution. Il n'a cependant été traduit en français qu'assez récemment. Pour le plus grand profit des gens qui aiment les petites choses drôles, émouvantes, et, qui plus est, qui parlent de livres.
84, Charing Cross Road n'est pas un roman. C'est la publication, telle quelle, d'une correspondance de vingt ans entre Helene Hanff, une américaine qui écrit des scripts pour la télévision de l'après-guerre, et une petite libraire anglaise, Marks & Co, situédans un quartier regorgeant d'autres petites librairies anglais du même type.
Helene tombe par hasard sur une annonce de cette libraire spécialisée dans les livres anciens et d'occasions. Elle leur commande un livre, puis deux … Au fur et à mesure de leur correspondance, vont se nouer des liens d'amitiés entre l'américaine et toute l'équipe de la librairie. En particulier, avec Franck Doel, son correspondant le plus régulier, à qui est dédié le livre. Comme si l'écrivain à la vie un peu triste et assez solitaire, passée en tête à tête avec sa machine à écrire et ses livres, ne pouvait se trouver de vrais amis qu'au loin, et par l'intermédiaire de ces chers bouquins.
Car, évidemment, le principal sujet de conversation, c'est les livres. Ceux qu'Helene cherche à se procurer, ceux qu'elle aimerait lire, ceux qu'ils lui envoient, ceux qu'elle refuse en criant (elle parvient très bien à crier par écrit …). Par exemple, après avoir demandé dans sa lettre précédente, une Bible, et après l'avoir reçue, elle écrit:
"QU'EST-CE QUE C'EST QUE CETTE SINISTRE BIBLE PROTESTANTE QUE VOUS M'AVEZ ENVOYEE?
pourriez vous avoir l'amabilité de faire savoir aux gens de l'Eglise d'Angleterre (qui que ce soit qui
leur ait donné l'ordre de tripatouiller la Vulgate) qu'ils ont bousillé l'une des plus belles proses
jamais écrites? Ils brûleront en enfer pour ça, vous pouvez me croire!
Personnellement, ça m'est égal, je suis juive. Mais j'ai une belle-sœur catholique et une
autre belle-sœur méthodiste, et tout un tas de cousins prébysteriens (grâce à
mon grand-oncle Abraham qui s'est converti), j'ai aussi une tante qui est guérisseuse dans le
scientisme chrétien et je me plais à penser qu'aucun d'eux n'admettrait cette bible anglicane
en latin s'ils en connaissaient à l'existence (à vrai dire, ils ne connaissent même pas l'existence du latin..)"
Beaucoup d'autres choses se communiquent, en fait, en plus de cet amour des livres. Recettes, confidences, souvenirs, cadeaux... A l'arrière-plan, on voit se profiler toute une époque, en mouvement. Les colis de nourriture envoyés par l'américaine aux anglais qui sont encore rationnés, l'expansion de la télévision et des émissions aux Etats-Unis, des automobiles au Royaume-Uni, le couronnement d'Elisabeth II, etc… Tout cela traité avec beaucoup d'humour, même quand la situation n'est pas drôle.
"Vous ai-je raconté qu'au printemps dernier [mon dentiste] m'a dit qu'il me fallait faire couronner toutes mes dents ou sinon les arracher toutes? J'ai décidé de les faire couronner parce que j'ai pris l'habitude d'avoir des dents. Seulement ça coûte une somme astronomique. Elisabeth devra donc se passer de moi pour monter sur le trône. Pour les deux ou trois années à venir, les seules couronnes que je verrai seront celles de mes dents"
Charing Cross Road apporte au lecteur à la fois le charme d'une évocation bien datée
d'une certaine époque, un témoignage, et tout le plaisir de retrouver des choses intemporelles.
Cette façon de parler des bouquins comme d'amis, la confrontation des écritures américaine
et anglaise, qu'on serait tenté de qualifier de caricaturales si on ne savait que c'est authentique.
Le style … fleuri d'Helene Hanff est absolument jubilatoire, et celui de ses différents correspondants
anglais souvent touchant. On passe du rire à l'émotion (mais tout le monde sait que je pleure
facilement, en même temps ;D) d'une lettre à l'autre.
Et puis, je dois dire qu'il est agréable de trouver exprimées aussi clairement et avec autant de
suite dans les idées, des opinions littéraires, par quelqu'un qui aime vraiment lire.
"Avec le printemps qui arrive, j'exige un livre de poèmes d'amour. Pas Keats ou Shelley, envoyez-moi des poètes qui peuvent parler d'amour sans pleurnicher –Wyatt et Jonson ou autre, trouvez vous-même."
Et puis, elle sait reconnaître quand elle a tort: elle n'aime pas les romans, mais se prend "de passion pour Orgueil et préjugés".
C'est d'ailleurs probablement ce qui permet que, toute houspilleuse qu'elle soit, on ne puisse s'empêcher de la trouver si sympathique.
"Allez, restez pas là assis! Cherchez-le! Bon sang, on se demande comment cette boutique existe encore."
"Il a une édition originale de l'Université de Newman pour trente balles et il demande innocemment si je la veux!"
Sur l'ensemble du livre, court l'espoir, toujours repoussé, qu'Helene puisse venir en Angleterre, et faire enfin connaissance de ses amis épistolaires. Cela sera-t-il possible? Lisez-donc le bouquin, ne serait-ce que pour voir comment les uns et les autres peuvent rêver de cette rencontre-là.
"Je vous envoie des amitiés d'Amérique, même si
l'Amérique est une amie traîtresse qui déverse des millions dans la
reconstruction du Japon et de l'Allemagne et laisse l'Angleterre mourir
de faim. Un jour, si Dieu
le veut, j'irai en Angleterre, et je demanderai pardon personnellement
pour les péchés des ma patrie (et avant même que je rentre au pays, ma
patrie aura probablement à demander pardon pour mes péchés à moi!)"
(Article de Nanou)
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