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Le Salon de Mme Verdurin
8 octobre 2005

Le ravissement de Lol V.Stein, de Marguerite Duras

    Dans ce roman paru en 1964, Marguerite Duras crée un personnage susceptible de marquer des générations. Par son mal-être masqué, sa feinte nonchalance et ses efforts pour reconstruire et retrouver un éphémère moment de son passé, Lol V. Stein est l'incarnation de notre sentiment de vide et de la difficile acceptation de notre condition humaine.

 

Le ravissement de Lol V. Stein


Un narrateur mystérieux nous raconte l'histoire de Lol V. Stein

 

    L'histoire du Ravissement de Lol V. Stein nous est donnée par un étrange point de vue. Il s'agit d'un narrateur d'abord inconnu, qui semble raconter l'affaire à quelqu'un qui connaît déjà les faits, qui connaît déjà le personnage de Lol. Au tiers du roman, l'on découvre qu'il s'agit d'un narrateur masculin, qui semble être son amant. Ce n'est qu'à la page 74* (à la fin du chapitre) que l'on découvre son identité : il s'agit de Jacques Hold, l'amant de Tatiana Karl, amie d'enfance de Lol.

  "Tatiana présente à Lol Pierre Beugner, son mari, et Jacques Hold, un de leurs amis, la distance est couverte, moi. "

    A partir de témoignages, Jacques Hold reconstitue la scène-clef de la vie de Lol V. Stein : le soir de son abandon par son fiancé Michael Richardson lors d'un bal dans le Casino de T. Beach. Il restitue pour nous cette soirée où Anne-Marie Stretter, arrivant au bal, capte toute l'attention du jeune homme, et où Lol les observe longuement, aux côtés de son amie d'enfance Tatiana Karl.

    La démarche du narrateur est donc celle d'une enquête. Mais à partir des faits, il nous donne régulièrement sa propre interprétation de l'histoire de Lol. On trouve, par exemple, une tentative d'explication psychologique du personnage de Lola Valerie Stein :

    "Je connais Lol V. Stein de la seule façon que je puisse, d'amour. C'est en raison de cette connaissance que je suis arrivé à croire ceci : dans les multiples aspects du bal de T. Beach, c'est la fin qui retient Lol. C'est l'instant précis de sa fin, quand l'aurore arrive avec une brutalité inou�e et la sépare du couple que formaient Michael Richardson et Anne-Marie Stretter, pour toujours, toujours. Lol progresse chaque jour dans la reconstitution de cet instant. Elle arrive même à capter un peu de sa foudroyante rapidité, à l'étaler, à en grillager les secondes dans une immobilité d'une extrême fragilité mais qui est pour elle d'une grâce infinie."

La souffrance d'exister

    La nuit du bal de T. Beach a causé chez Lol une souffrance telle que pour survivre, elle se ferme à la vie et au plaisir :

    "La nuit avançant, il paraissait que les chances qu'aurait eues Lol de souffrir s'étaient encore raréfiées, que la souffrance n'avait pas trouvé en elle où se glisser, qu'elle avait oublié la vieille algèbre des peines d'amour."

    Lol étouffe dans les conventions sociales, le milieu de grande bourgeoisie au milieu duquel elle fait figure de folle ou de paria, quand elle ne parvient pas à sauver les apparences, comme c'est le cas pendant quelques années :

 

"L'installation définitive du couple, son assise, sa belle maison, son aisance, les enfants, la calme régularité de la marche de Lol, la rigueur de son manteau gris, ses robes sombres au goût du jour ne prouvaient-ils pas qu'elle était sortie à tout jamais d'une crise douloureuse ? Je ne sais pas."

 

Duras Trouville

 

    Lol devient donc très vite experte dans l'art de cacher sa souffrance à elle-même et aux autres. Sa difficulté à être se traduit par la recherche d'une complétude. Lol semble être une femme qui ne parvient ni à accepter ni à refuser le � rôle � qui lui est alloué, et qui tire son mal-être et sa lassitude de cette incapacité :

    "Au collège, dit-elle, il manquait quelque chose à Lol, déjà elle était étrangement incomplète, elle avait vécu sa jeunesse comme une sollicitation de ce qu'elle serait mais qu'elle n'arrivait pas à devenir."


    Cette plénitude de l'être qui lui fait si violemment défaut, Lol parvient presque à la saisir vers le milieu du roman : un passage magnifique où elle grappille quelques rayons de bonheur :

     "L'idée de ce qu'elle fait ne la traverse pas. Je crois encore que c'est la première fois, qu'elle est là sans idée d'y être, que si on la questionnait elle dirait qu'elle s'y repose. De la fatigue d'être arrivée là. De celle qui va suivre. D'avoir à en repartir. Vivante, mourante, elle respire profondément, ce soir l'air est de miel, d'une épuisante suavité. Elle ne se demande pas d'où lui vient la faiblesse merveilleuse qui l'a couchée dans ce champ. Elle la laisse agir, la remplir jusqu'à la suffocation, la bercer rudement, impitoyablement jusqu'au sommeil de Lol V. Stein."

    Mais Lol éprouve cependant de la difficulté à retourner à la vie, à différencier le passé du présent ; Lol souffrira toujours de ce bal de T. Beach :

    "Ce que je crois, sur Lol V. Stein, ce soir : les choses se précisent autour d'elle et elle en aperçoit tout à coup les arêtes vives, les restes qui traînent partout dans le monde, qui tournent, ce déchet à moitié rongé par les rats, la douleur de Tatiana, elle le voit, elle est embarrassée, partout le sentiment, on glisse sur cette graisse. Elle croyait qu'un temps était possible qui se remplit et se vide alternativement, qui s'emplit et se désemplit, puis qui est prêt, encore et toujours, à servir, elle le croit encore, elle le croira toujours, jamais elle ne guérira. "

Duras jeune


Le ravissement� de Lol : la mémoire et l'oubli

    Le personnage de Lol a subi, après le choc du bal de T. Beach, une perte de soi et de ses souvenirs : lors de ses promenades dans S. Tahla, qui est pourtant la ville de son enfance, elle ne sait pas où aller et "erre" dans la ville :


    " En quelque point qu'elle s'y trouve Lol y est comme une première fois. De la distance invariable du souvenir elle ne dispose plus : elle est là. Sa présence fait la ville pure, méconnaissable. Elle commence à marcher dans le palais fastueux de l'oubli de S. Tahla."

    Cette confusion que fait Lola Valerie Stein entre le présent et le passé, le souvenir et la découverte, se retrouve dans la confusion des temps avec lesquels l'auteur joue :

      "Il s'arrêta près d'un arrêt de car. Il y avait beaucoup de monde, bien plus que dans la ville. Lol fait alors le tour de la place et se poste près de l'arrêt inverse des cars. Déjà le soleil avait disparu et rasait la cime des toits." (p55)

    Cette présentation d'un fait (Lol suit un homme dans la rue) est d'autant plus étrange que l'homme en question (on le découvrira plus tard dans le récit), c'est le narrateur lui-même ! Celui-ci mêle, dans sa recomposition écrite de l'histoire de Lol V. Stein, la présentation omnisciente des faits et le point de vue de Lol, qu'il reconstitue et s'approprie.

    Cette réécriture opère, parallèlement chez Lol et chez Jacques Hold, le rôle cathartique d'un travail de mémoire : Lol cherche à revivre, avec le couple formé par Tatiana Karl et Jacques Hold, ce qu'elle a vécu avec Anne-Marie Stretter et Michael Richardson. A travers le voyeurisme, le désir qu'elle porte à l'homme comme à la femme (cf. la maigre beauté de Anne-Marie Stretter, la chevelure de Tatiana) de chaque couple, Lola Valerie Stein organise ses retrouvailles avec la souffrance passée. Jacques Hold assiste lui-même au réveil de cette souffrance et à son apprivoisement par Lol :

  "- Tatiana est admirable.
- Vous ne pouvez pas vous passer d'elle, n'est-ce pas ?
Je vois qu'un rêve est presque atteint. Des chairs se déchirent, saignent, se réveillent. Elle essaie d'écouter un vacarme intérieur, elle n'y parvient pas, elle est débordée par l'aboutissement, même inaccompli, de son désir. Ses paupières battent sous l'effet d'une lumière trop forte. Je cesse de la regarder le temps que dure la fin très longue de cet instant.
Je réponds :
- Je ne peux pas me passer d'elle.
Puis, c'est impossible, je la regarde à nouveau. Des larmes ont rempli ses yeux. Elle réprime une souffrance très grande dans laquelle elle ne sombre pas, qu'elle maintient au contraire, de toutes ses forces, au bord de son expression culminante qui serait celle du bonheur. Je ne dis rien. Je ne lui viens pas en aide dans cette irrégularité de son être. L'instant se termine. Les larmes de Lol sont ravalées, retournant au flot contenu des larmes de son corps. L'instant n'a pas glissé, ni vers la victoire ni vers la défaite, il ne s'est coloré de rien, le plaisir seul, négateur, est passé. "


La difficulté du dire

    Outre la multiplication des initiales dans les noms de lieux (S. Tahla, T. Beach) et dans le nom de  "Lol V. Stein", qui évoque le caractère inachevé, incomplet, et incomplètement appréciable de ces éléments du récit, la difficulté du dire est directement soulignée par le narrateur, qui décrit la quête, par Lol, d'un mot impossible :

     "Mais ce qu'elle croit, c'est qu'elle devait y pénétrer, que c'était ce qu'il lui fallait faire, que ç'aurait été pour toujours, pour sa tête et pour son corps, leur plus grande douleur et leur plus grande joie confondues jusque dans leur définition devenue unique mais innommable faute d'un mot. J'aime à croire, comme je l'aime, que si Lol est silencieuse dans la vie c'est qu'elle a cru, l'espace d'un éclair, que ce mot pouvait exister. Faute de son existence, elle se tait. C'aurait été un mot-absence, un mot-trou, creusé en son centre d'un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été enterrés. On n'aurait pas pu le dire mais on aurait pu le faire résonner. Immense, sans fin, un gong vide, il aurait retenu ceux qui voulaient partir, il les aurait assourdis à tout autre vocable que lui-même, en une fois il les aurait nommés, eux, l'avenir et l'instant."

La beauté du style

 

Duras agee

 

    Au-delà de cette quête de l'indicible, de l'incompréhension, voulue et recherchée dans le vocabulaire et le style, que peut susciter l'étrange personnage de Lol V. Stein, l'oeuvre de Marguerite Duras est à savourer pour ses phrases à la fois douces, naturelles et hachées tout à la fois : la présence de phrases nominales, d'hendiadyins comme ci-dessous, sont autant de fines tranches de ce "dire" si difficile à atteindre.

    "Puis, tout en restant silencieuse, elle recommença à demander à manger, qu'on ouvrit la fenêtre, le sommeil."

    Malgré cette impression, constante à la lecture, de lire quelque chose de très profond sans parvenir à le saisir, il faut savoir, dans l'oeuvre de Marguerite Duras, se laisser porter par le rythme, comme par la respiration de la mer qui gonfle, s'abaisse un instant avant de regonfler à nouveau.


(article de Crookshank)
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Liens Internet

Un site qui lui est consacré, ainsi qu'à ses oeuvres
La Société Marguerite Duras
Interview de Laure Adler, biographe de Marguerite Duras.
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*  Les numéros de page se réfèrent ici à l'édition Folio n�810, de 1964

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Commentaires
E
regardé ce jour "les mots et les couleurs", commentaire de MD à India Song. Lol V. Stein, préhistoire d'Anne Marie Streiter. <br /> India Song invente le cinéma : MD le dit à demi mot, disons le carrément. Le cinéma n'est pas singer le réel ("cinéma commercial dans toute son horreur" dit-elle).<br /> Observer le décalage image / voix, et image / présence, dans les miroirs (les acteurs entrent en scène à travers le miroir - sont souvent vus de dos et de face à la fois)<br /> Les cris obçènes et glaçants du vice-consul "gardez-moi, ce soir, avec elle" - l'homme vierge de Lahore - qui tire sur les lépreux dans le parc - virginité de l'homme occidental face à la misère impénétrable - tuer l'effet à défaut de la cause (colonialimsme) - virginité/impuissance impardonnable.<br /> Observer le parrallèle entre le périple de la mendiante à travers l'Asie, vendant ses enfants, et l'immobilité d'Anne Marie Stretter, qui lit. La pénombre de l'ambassade, la lumière blanche des îles ("violette" - la couleur des mots).<br /> C'était cela le titre : la couleur des mots. Les mots et les couleurs, c'est Bertin... " Je pars, je n'aime que les mots, et les couleurs"... Déjà.<br /> emma.bw
M
Au début je pensais que Tête d'Or était une parodie... <br /> En tout cas ma Crook (qui est a croquer :P ) ta critique est très chouette.
N
Ouahahaha, méfies-toi, si Flo passe par là, ca va être ta fête <br /> <br /> et encore, Tête d'Or, c'est pas le pire
C
Ben en fait j'aime assez quand même... Autrement j'aurais jamais fait de critique! <br /> <br /> J'ai préféré mettre mon coup de gueule sur le forum attenant, parce que je le trouvais pas trop objectif... et pis aussi parce que ça dépend des moments. Y a des moments où j'aime beaucoup Marguerite Duras. <br /> <br /> En revanche, pour Tête d'Or de Claudel, j'ai préféré ne pas faire de critique, parce que là, c'est même pas ennuyeux que je le trouve, ce bouquin : c'est carrément nul. <br /> <br /> Duras, au moins, ça a le mérite de la qualité...
N
Moi j'ai bien aimé ta critique, même "impersonnelle", comme quoi, tu as ca dans le sang <br /> <br /> D'autant que causer de Duras, c'est pas évident. j'ai déjà essayé de commencer un article sur La Douleur, et sur l'Amant de la Chine du Nord, qui sont mes deux préférés, et j'ai renoncé les deux fois. <br /> <br /> Une remarque quand même: si t'aime pas le bouquin, t'as le droit de le dire dans l'article. C'est une critique, pas seulement une présentation <br /> <br /> Je connais pas la trilogie que vous avez à l'agreg, mais je la lirai un de ces quatre, histoire de voir... j'aime pas tout, chez Duras, donc.. affaire à suivre. <br /> <br /> En tout cas, ma Crook, merci d'avoir relancé la production
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