W ou le souvenir d'enfance, de Georges Perec
Les années 1960 et 1970 voient la naissance, en France de ce qu'on a appelé "le Nouveau Roman". Cette vague, cette vogue littéraire fera couler beaucoup d'encre, et aura tendance à occulter, dans une certaine mesure, ce qui cohabite avec elle. Certains textes en valent la peine, d'autres moins. J'y reviendrai peut-être un autre jour.
Pour l'instant, c'est d'un des ces "autres auteurs" que je voudrais parler: Georges Perec. Le fait qu'il soit "autre" n'est peut-être pas évidente pour tout le monde. Il est vrai que son premier roman publié, Les choses, pourrait s'apparenter à certaines recherches du Nouveau Roman. Il est également indéniable qu'on trouve chez lui, comme chez les auteurs du Nouveau Roman, une conception de la recherche formelle comme centre de l'écriture.
Mais les textes de Perec, contrairement d'ailleurs à ceux d'autres auteurs de l'OULIPO, dont il sera plus tard dans sa carrière l'un des seuls membres vraiment actifs, écrit des textes profondément incarnés et vivants, quoique ne se livrant pas forcément au premier abord. J'entends ici par "incarnés" non pas "charnels", "charnus", ou je ne sais quelle métaphore suggérant un plaisir des sens renouvelé en permanence, mais simplement que ces textes sont solidement ancrés dans une vie, dans un corps. C'est que corps du texte et corps de l'écrivain sont bien souvent indissociablement liés, chez Perec, dans la jouissance et dans la douleur.
Georges Perec est un drôle de bestiau. Je le sais, je l'ai côtoyé de
près pendant plusieurs mois, lors de mon année de maîtrise de Lettres.
Evidemment, je ne l'ai pas connu en chair et en os, puisqu'il est mort
en 1982. Mais s'il y a un auteur qu'on sent vivre (et qui se dérobe,
pourtant, perpétuellement, de façon si agaçante…) à la lecture, c'est
bien Perec.
Toute l'écriture, tous les écrits de Perec sont ancrés dans son
histoire. Souvent, même, ils sont l'histoire de sa vie, puisque
celle-ci semble se dérober sous ses pieds. Ecrire est le seul moyen
d'accéder à l'histoire.
W ou le souvenir d'enfance fait partie de ces textes autographiques, mais non autobiographiques. C'est à mes yeux l'un des plus importants, et sans aucun doute le plus poignant, celui qui prend le plus aux tripes.
Un mot d'abord de la structure de ce livre si particulier, car la
structure macro- et microscopique est toujours essentielle chez Perec. W est
constitué de deux grandes parties majeures, et chacune entrelace des
chapitres fictionnels (un "roman d'aventure" ayant trait à une île
nommée W) et d'autres qui racontent obliquement l'enfant Perec à
travers la description de photos, de (pseudo-)souvenirs, de textes de
jeunesse. Perec y évoque l'ancrage (ou l'absence d'ancrage, justement)
de son écriture dans son histoire.
C'est que cette histoire/non-histoire personnelle est originellement marquée par la perte, qui trouve sa cause dans l'Histoire (“avec sa grande Hache”). La perte des parents (son père meurt pendant la seconde guerre mondiale, sa mère est déportée à Auschwitz ), la rumeur grandissante et incessante de leur silence, courent dans l'ensemble de son œuvre, en particulier dans la partie dite "autobiographique".
“(l'indicible n'est pas tapi dans l'écriture, il est ce qui l'a bien avant déclenché), je sais que ce que je dis est blanc, est neutre, est signe une fois pour toutes d'un anéantissement une fois pour toutes. ” *
Cette perte est présentée non comme le début de tout, mais comme l'origine de la personne qu'est Perec. Le Perec enfant raconté dans W, le Perec adulte, le Perec écrivain, écrivant, tous sont issus de cette cassure, du manque qu'elle occasionne. D'ailleurs, s'il y a un "avant-le-manque", il est caractérisé par des souvenirs maintes fois reconstitués, revisités, réécrits: le passé lui-même est comme dû à l'écrivain, né de lui, qui est né de la perte. Cet "avant" idéalisé permet d'ailleurs, par comparaison, d'éprouver, de constituer et d'exprimer, dans une certaine mesure, ce manque. L'un des souvenirs évoqués dans W** en est un parfait exemple: l'enfant Perec âgé de trois ans, est assis dans l'arrière-boutique de sa grand-mère, entouré par “le cercle de la famille”; “protection chaleureuse, amour: toute la famille, la totalité, l'intégralité de la famille est là [...] comme un rempart infranchissable”. L'image du cercle et l'accent mis sur la totalité unie de la famille restitue une vision originelle de plénitude, de complétude et de sécurité. Ecrire son histoire, comme une revanche sur la perte qu'on a éprouvé, donc.
Mais si W n'était que cette revanche, il serait simplement le livre d'un écrivain à l'enfance difficile. Comme tant d'autre.
Parler de W n'est pas si aisé. J'aurais moi-même bien du mal à dire si j'aime ou pas ce livre. Mais je le considère comme tout à fait essentiel. C'est un livre qu'il faut avoir lu. Non pas parce qu'il est ou a été à la mode. Il ne l'a jamais été, contrairement à d'autres textes de Perec, comme la Disparition, ou La Vie mode d'emploi.
Ce n'est pas non plus parce qu'il participe de ce qu'on appelle le "devoir de mémoire". D'abord parce que la mémoire en elle-même est sans doute ce qui est le plus sapé, le plus miné dans W. Ensuite parce que la mémoire, le souvenir de la Shoah n'est pas un devoir. S'en souvenir parce qu'il faut se souvenir semble même déplacé.
W est un livre que je ressens comme "vital" au sens fort, parce qu'il dit le danger du vide. Et qu'il fait suffisamment violence au lecteur pour lui faire toucher du doigt l'effondrement.
Les deux trames, autobiographique et fictionnelle, renvoient l'une à
l'autre par un jeu d'échos, de parallélisme, de signaux lexicaux. On a
parfois l'impression que Perec, ne pouvant accéder à une partie
traumatique de son enfance, utilise le récit fictionnel (né de son
imagination adolescente, à l'origine) comme une rampe pour descendre
dans l'insoutenable. Du coup, le récit autobiographique est
complètement enchaîné, retenu, maîtrisé. Contenu. Parce que s'y
aventurer, c'est courir le risque d'ouvrir les portes à la perte, au
vide, à la "grande ombre blanche" originels. Ce qui pourrait signifier
l'engloutissement dans le non-sens.
En revanche, le récit fictionnel, jouant avec le feu, s'approche
progressivement du gouffre, et flirte avec ce non-sens, dans une espèce
d'horreur fascinée. Ce récit met donc en scène une île imaginaire, W,
régie par un idéal olympique. Des villages d'athlètes s'affrontent
continuellement, selon des rituels parfaitement réglés. Ce qui au
départ apparaît comme un idéal de paix et de fraternité, d'égalité et
de justice se transforme progressivement en une image crue et presque
insoutenable des camps de concentration. Avec tout ce que cela peut
signifier d'arbitraire, de déshumanisation. Et Perec, implacable,
entraîne avec lui le lecteur dans cet engrenage. W est un livre qui ne
laisse pas le lecteur trouver sa place. Il est impossible de rester
"bien pensant" face à ce texte. On se retrouve immanquablement en
position de voyeur. La narration, en particulier lorsque sont décrites
les "règles du jeu", joue la carte de l'ambiguïté, entre dénonciation
et acceptation enthousiaste. Et on se retrouve complice avant même
d'avoir pu s'en rendre compte.
Pour résumer, W n'est pas un livre "facile" à lire. Je
n'entends pas par là que l'écriture est difficile à suivre, ou qu'on se
trouve confronté à des thèmes inaccessibles à ceux qui ne sont pas des
puits de culture. Rien de tout ça.
W, dans une certaine
mesure, fait violence à son lecteur. On est même tenté de repousser le
livre, parce que "malsain".
Mais quoi de plus sain que de se retrouver face à soi-même, en tant que membre de l'espèce humaine, celle-là même qui est capable d'une part d'engendrer de tels gouffre de non-sens et de s'y complaire, et d'autre part d'y revenir inlassablement jusqu'à pouvoir y faire face, de tisser des ponts au dessus de l'abîme, et d'y danser.
(article de Nanou)
_________________
Notes
*: W ou le souvenir d'enfance, p 63
**: idem p 26
____________________
Pour commenter, faites un tour sur le forum