Le goût de l'immortalité, de Catherine Dufour
Présentation de l'auteur
Lorsqu'on m'a offert pour la première fois un livre de Catherine
Dufour, voici la première chose que j'ai lue à son sujet sur la
quatrième de couverture : "Catherine Dufour est née en 1966. Elle
commence à écrire à 7 ans. A 27 ans elle découvre l'œuvre de Terry
Pratchett, jette 3.5 kg de manuscrits à la poubelle, et recommence tout
à zéro". Depuis l'auteur français a publié divers livres de fantasy
déjantés, puis de science-fiction sérieux : c'est ce que j'ai découvert
par hasard en furetant - accompagné de notre Mlle Moi nationale - dans
les rayons d'une librairie à la recherche d'un cadeau d'anniversaire
pour un ami. Le goût de l'immortalité (249 pages seulement, ça
nous change des trilogies) a reçu le Prix Bob-Morane 2006, le Prix
Rosny aîné 2006, ainsi que le Grand Prix de l'Imaginaire 2007. Du coup
je l'ai acheté. Pour moi.
L'histoire
Ce récit prend la forme d'une (longue) lettre, dans laquelle la
narratrice raconte à son correspondant (et ainsi à nous, lecteurs) une
bonne partie de sa vie et de celles d'autres personnes qu'elle a
connues. Le tout brosse un tableau de notre bonne vieille Terre dans
une centaine d'années. On découvre dans un premier temps l'histoire de
la narratrice et de Cmatic, un drôle d'homme embarqué dans une sombre
machination. Dans un second temps, on suit les péripéties de Cheng et
de Nakamura dans leur survie souterraine. Jusqu'à ce que ces deux
drôles de "couples" se croisent, à la fin. Je ne peux pas vraiment en
dire plus sur l'intrigue : il me faudrait environ 250 pages pour être
complet.
Ce que j'en retire
La première chose qui m'a marqué, c'est la vision du futur que
l'auteur nous propose : je trouve souvent que les auteurs de
science-fiction nous dépeignent des univers assez stéréotypés, et au
final assez peu crédibles. Je suis de ceux qui pensent que le futur ne
se résume pas à des architectures bizarres et quelques gadgets
technologiques... Catherine Dufour nous parle de géographie, de
politique, bref de géopolitique, d'ethnies et de peuples... et au lieu
du tableau gris et monochrome qu'on nous sert d'habitude, on retrouve
un monde varié et pluriculturel, étrange, sombre et puissant, qui au
final sonne bien plus juste que l'ambiance cyberpunk froide que l'on
rencontre dans les autres œuvres d'anticipation.
Autre point fort : les personnages. Encore une fois loin des
stéréotypes, complexes comme nous le sommes tous, ils ont une densité
et une réalité tangible. De l'étrange Cmatic à la terrible Iasmitine,
du solide Nakamura à la survivante Cheng, du psychopathe génial Path à
notre morte-vivante narratrice, tous ces destins se croisent et se
mêlent, comme autant de reflets de l'univers dans lequel ils évoluent.
Enfin, je mentionnerais une intrigue solide : comme dans "Merlin
l'Ange chanteur" (le premier livre de fantasy déjanté que j'avais lu de
Catherine Dufour), je me suis longtemps demandé où ce roman
m'entraînait ; s'il y avait vraiment un fil conducteur ; si les pièces
du puzzle s'assembleraient finalement ; si l’histoire était plus qu’un
prétexte. La réponse est oui. La narratrice déstabilise, vous parle à
la seconde personne du singulier, vous prend à témoin, mais au bout du
compte elle ne vous laisse pas tomber en route. La narration est
précise, et elle a un but à atteindre. Qu'elle atteint, bien entendu.
Avertissement aux fans de SF : ce n'est pas un livre d'action,
ni un space opera. Il n'y a pas de courses poursuites infernales en
voiture qui vole, de combats au sabre laser, de chorégraphies d’arts
martiaux. Pas de suspens artificiel non plus, de chapitre se terminant
sur un coup de théâtre, de rythme trépidant. C'est une lettre, un
tableau peint en détail à l'aide d'une verve d’une grande beauté et qui
ne laisse pas indifférent. Ces descriptions de vies ("de morts" serait
plus exact, mais je vous laisse découvrir cela) donnent forcément envie
de collectionner toutes les pièces du puzzle, toutes les vignettes de
ce grand album panini. Au final nous avons une œuvre ni gaie ni
optimiste, mais qui pose des questions d'une grande lucidité et fait
réfléchir... comme le doit (à mon sens) un vrai livre de
science-fiction.
Conclusion et extraits
Pour vivre éternellement, jusqu'où sommes-nous prêts à aller ?
J'ai retrouvé dans ce livre tout ce qui m'avait plu dans l'écriture de
Catherine Dufour : une originalité, de la profondeur dans l'histoire,
les personnages et les lieux, un univers sombre (non : noir), et un ton
mordant qui frappe quand il le doit, qui touche sans mièvrerie, et fait
sourire, souvent. Rien à dire : elle a le sens de la formule choc, et
un style à pleurer de bonheur et de beauté... comme je vais tenter de
le prouver en intégrant ici quelques extraits (misère, que c'est dur de
choisir) :
« Mes hésitations à entrer dans le vif du sujet tiennent davantage à la forme qu’au fond.
[…]
J’hésite
sur la forme. Quant au fond, je peux déjà vous promettre de l’enfant
mort, de la femme étranglée, de l’homme assassiné et de la veuve
inconsolable, des cadavres en morceaux, divers poisons, d’horribles
trafics humains, une épidémie sanglante, des spectres et des sorcières,
plus une quête sans espoir, une putain, deux guerriers magnifiques dont
un démon nymphomane et une, non, deux belles amitiés brisées par un
sort funeste, comme si le sort pouvait être autre chose.
A défaut de
style, j’ai au moins une histoire. En revanche, n’attendez pas une fin
édifiante. N’attendez pas non plus, de ma part, ni sincérité, ni
impartialité : après tout, j’ai quand même tué ma mère.
Ce n’est pas un sujet qui peut se passer de mensonge. »
***
«
Les refugee dont je veux vous parler, ceux qui ont accédé à une
célébrité douteuse, sont nés un siècle après dolhen. J’ose prétendre
qu’ils étaient, d’un point de vue humain, d’une tout autre valeur que
dolhen et ses contemporains. Je fais du chronoracisme, d'accord, mais
il m'est difficile de voir la fin du millénaire précédent comme autre
chose qu'un panier de Crabes enragés, et d'imaginer à ses habitants,
sauf exception, un niveau intellectuel au-dessus de la domotique.
Quelle affinité voulez-vous avoir avec des gens qui se chaussaient de
peaux de Bêtes, se chauffaient à l’uranium et pêchaient à l’explosif ? »
***
«
Serrés sur le surf, slalomant entre les colonnes de sel-gemme, elle et
nakamura se sentent bien. L’entente entre eux coule de source. Elle ne
résout rien, ne promet rien et ne présage de rien, elle est. Cette
évidence simplifie leur vie mais elle va sacrément compliquer leur
survie. […] Je connais le précieux sentiment de connivence qui la lie à
nakamura : cmatic me l'inspire et ne le partage pas. C'est aussi simple
qu'une lame de rasoir.
" Dans le vent d’automne et la rosée de jade
Leur rencontre éclipse toutes les autres rencontres."
La peste soit des poètes larmoyants. »
***
« Il est mort bêtement, et ce n'est pas une chose qu'on pardonne à quelqu'un dont on avait besoin pour vivre. »
STV.
Pour le salon de Madame Verdurin
23/11/07