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Le Salon de Mme Verdurin
8 octobre 2005

Persépolis, de Marjane Satrapi

 

Couverture du Tome 4

 

Une autobiographie en BD

 

    Dans les quatre tomes de Persepolis, Marjane Satrapi nous raconte sa vie en Iran, de l’enfance (elle a 10 ans lors de la Révolution de 1979 qui renversa le Chah ; l’année suivante, une Révolution Culturelle porte les Islamistes au pouvoir), à l’âge adulte. Marjane est issue d’une famille riche ; elle descend de la famille royale Qadjar, dont la dynastie régna sur la Perse de 1795 à 1925. A ces origines princières et à l’héritage religieux musulman s’ajoutent les convictions communistes de ses parents, ce qui n’est pas sans créer quelques contradictions gênantes que la jeune Marjane parvient cependant à surmonter : ainsi, dans son imaginaire d’enfant, Dieu ressemble-t-il étrangement à Karl Marx.

 

Couverture du Tome 4

 

    Dans le premier tome, elle nous raconte les espoirs soulevés par l’éviction du Chah, le souverain d’Iran, en 1979. La plupart des Européens, qui se souviennent des bonnes relations de l’Occident avec celui-ci, et surtout du fait que les années qui ont suivi la Révolution ont vu la mainmise des Islamistes sur le pays, considèrent le Chah comme un bon souverain, que les méchants fanatiques auraient chassé du pouvoir pour imposer leur régime autoritaire. Mais les Iraniens eux-mêmes ne sont pas de cet avis, comme nous le dit Marjane Satrapi dans une interview :

 

    « (…) Tant de gens en Europe ont une véritable vénération pour le Chah. Pour moi le Chah était un salaud. Il faut le dire. Certes, il y avait quelques grands hôtels de luxe, le Hilton et le Sheraton, et quelques kilomètres d’autoroutes, mais quand il est parti la moitié de la population était illettrée et vivait dans une misère terrible: c’est inacceptable dans un pays ayant autant de pétrole, tout le monde aurait dû vivre de façon correcte… »

 

    Marjane Satrapi nous montre ici une Révolution lancée par les forces de gauche, et s’appuyant sur le mécontentement du pays contre le souverain. La petite Marjane, qui a bien lu sa BD intitulée Le Matérialisme dialectique, est toute prête à participer, même si ça la pousse à abandonner sa vocation de prophète.

 

Couverture du Tome 4

 

    Dans le deuxième tome, l’Iran est envahi par l’Irak, tandis que la fameuse Révolution Culturelle pèse sur le pays. Marjane a douze ans et ne s’en laisse pas compter pour autant.

 

Couverture du Tome 4

 

    Avec sa famille, elle apprend à résister en cachette, en participant à des fêtes, ou en se moquant du cérémonial de guerre appris à l’école.

 

Couverture du Tome 4

 

    Mais elle découvre aussi la réalité de la guerre et des bombardements, ce qui la fait sans doute vieillir plus vite. A la fin du tome, Marjane a 14 ans. Elle a déjà fumé sa première cigarette en cachette, elle se considère comme grande. Pour la protéger de la guerre, ses parents l’envoient dans un lycée français, en Autriche.

 

    Dans le troisième tome, Marjane adolescente se retrouve en Autriche, dans une société bien différente, et où le sort de l’Iran laisse les gens froids. Tout en vivant les tourments, les transformations physiques et les découvertes diverses liées à son âge, elle cherche à s’intégrer, au point d’en renier par moments ses origines.

 

Couverture du Tome 4

 

    Dans le quatrième tome, Marjane retourne vivre en Iran, où elle fait des études d’arts graphiques et où elle essaie de vivre sa vie d’étudiante malgré le poids de l’intégrisme dans la société. Elle se marie, mais finit par divorcer et part en France.

 

Couverture du Tome 4

 

    Bien sûr, toute autobiographie ne saurait prétendre raconter vraiment la réalité. C’est plutôt une réalité qui nous est ici donnée, un point de vue, celui d’une jeune fille iranienne progressiste. Mais ce point de vue est très réaliste car il semble reproduire la vie-même : les douleurs, les moments de bonheur, le rire et la mort sont tous également présents et évoqués avec naturel.

 

Les trois Marjane : Marji, Marjane, et Marjane Satrapi

 

    Comme dans toute autobiographie, nous avons plusieurs voix qui cohabitent. D’abord, celle de la Marjane actrice des évènements, celle qui est dessinée et que l’on voit passer de l’âge enfant à l’âge adulte.

 

Couverture du Tome 4Couverture du Tome 4

 

    Ensuite, il y a la Marjane narratrice, celle qui nous raconte l’histoire, avec humour et avec une certaine distance.

 

Couverture du Tome 4

 

    Quand la douleur de la jeune Marji est trop forte, c’est cette Marjane-là qui parvient à l’évoquer dans un  dessin ou, à défaut, dans des mots.

 

Couverture du Tome 4

 

    Enfin, il y a Marjane Satrapi l’auteur, celle qui a obtenu le prix du meilleur album en au festival d’Angoulême 2005 pour sa dernière BD, Poulet aux prunes, et dont le grain de beauté sur sa photo nous prouve qu’elle a quelque chose à voir avec la Marji des albums de Persepolis.

 

Couverture du Tome 4

 

L’héritage de la bande-dessinée comique

 

    Ce qui fait la réussite des albums de Persepolis, c’est la façon dont l’auteur sait manier les techniques de la bande-dessinée comique pour distiller ce ton si plein d’humour dans des situations a priori tragiques ou pathétiques.

 

    Ainsi les souvenirs de Marjane sont-ils découpés en anecdotes, en mini-récits qui s’apparentent alors aux « gags » de la bande-dessinée humoristique. Le comique est alors un comique de « situation » : la jeune héroïne se retrouve mise en scène dans des petits sketches qui pourraient virer au drame, et qui parfois y passent effectivement.

 

Couverture du Tome 4


Couverture du Tome 4

 

    Les commentaires de Marjane soulignent l’aspect théâtral et didactique du dessin, qui « montre » et nous « donne à voir » ce que Marjane est en train de nous expliquer.

 

    Le comique est également servi par le dessin simple et très contrasté, en noir et blanc uniquement… (le gris est très rarement utilisé : on le retrouve uniquement dans les tableaux de guerre, auxquels il confère une dimension tragique plus accentuée). Le noir et blanc, lui, renvoie au style de la caricature, telle qu’on la trouve par exemple dans le Canard Enchaîné.

 

Couverture du Tome 4

 

    C’est enfin dans les expressions des personnages que le dessin va faire surgir le rire : les yeux ronds de Marjane quand il y a quelque chose qui la choque ou qu'elle ne comprend pas, valent les figures surexpressives de Gotlib. Marjane Satrapi évoque elle-même dans une interview son dessin comme un «dessin minimaliste », mais où elle « travaille beaucoup les expressions ».

 

La Satire sociale : rire de la guerre et du fanatisme

 

Couverture du Tome 4

 

    Persepolis n’est pas seulement une autobiographie ; c’est aussi la chronique d’un pays toujours en guerre, l’Iran, qui fut autrefois la Perse. Le titre, Persepolis, qui renvoie sans doute à la ville de Téhéran, et les dessins des couvertures illustrent ce thème de la violence : le cheval, instrument de guerre, est toujours présent, avec des hommes armés et figés dans des attitudes belliqueuses. Une exception :  sur la couverture du quatrième tome, Marjane de profil, à l’arrêt, sans arme, et l’air un peu ahuri, semble se demander quel est le sens de toutes ces absurdités.

 

Couverture du Tome 4

 

    Ainsi, loin des clichés pathétiques (même si pourtant ils sont forts, comme dans Latifa, visage volé, un témoignage d'une jeune fille d'Afghanistan), on arrive à rire de situations horribles, ce qui permet dans un sens de mieux les comprendre, comme si le rire donnait une distance qui nous mettait à même de mieux apprécier la réalité dans toutes ses nuances.

 

    Comme Marjane le fait remarquer elle-même dans le tome 4, après ses retrouvailles avec un ami d'enfance mutilé de guerre (ils ont passé leur temps à raconter des blagues) : "Ce jour-là, j'appris une chose fondamentale : on ne peut s'apitoyer sur soi que quand nos malheurs sont encore soutenables... Une fois cette limite franchie, le seul moyen de supporter l'insupportable, c'est d'en rire."

 

Conclusion : « La première BD iranienne » (David B.)

 

    En usant de la forme autobiographique et de la légèreté de la bande dessinée humoristique, Marjane Satrapi parvient à nous emmener en Iran et à nous faire découvrir, par de multiples scènes simplement croquées, la réalité d’un pays à la fois lointain et proche de nous. Au-delà des clichés, le lecteur apprend à remettre en question les théories simplistes et à rire de l’absurdité des hommes, quels que  soient leurs idéaux.

(article de Crookshank)
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    Une fois n'est pas coutume, j'ai décidé de donner ici un apercu des commentaires postés sur le forum à la suite de cette critique de Crook.
    Voila donc quelques extraits des réactions... pour les lire en intégralité, n'hésitez pas à passer sur le forum, ca peut en valoir la peine ;D.

La webmasteuse

 

    "[...] Je crois que la tendance d'un dessin très réaliste, très léché, ne vient qu'avec l'évolution de la BD vers d'autres domaines que l'humour [...]
Le noir et blanc est un art qui n'est pas limité aux feuilles de chou à grand tirage ! Je pense à des "grands maîtres" de la BD en noir et blanc, comme Hugo Pratt naturellement, Tardi, Comès, Gotlib et Brétécher pour la BD humoristique. Enki Bilal aussi a fait du noir et blanc dans ses débuts. [...] Et plus récemment, on peut citer des gens comme Baudoin, ou encore Boilet et David B. qui appartiennent à la même "nouvelle vague" que Satrapi.
  Et je pense que derrière leur noir et blanc, il y a une double référence aux comics américains et aux mangas japonaises.
    "Ce dessin minimaliste", pour finir, puisque c'est ainsi que le définit l'auteur elle-même est peut-être minimaliste, mais il n'est pas minimal. Il est au contraire très travaillé [...] et très nourri de modèles et de références culturelles diverses. Je pense que c'est un genre de dessin, de BD, que l'on pourrait comparer aux personnages de comédie : [...] L'art du dessin comique relève du travail du dramaturge : dégager en quelques traits (de plume ou de crayons) les expressions et caractères qui feront rire..."
Amarante

 

    "[...] souvent, et en particulier dans des dessins comme ceux de Satrapi et Pratt [...],le noir et blanc joue un grand rôle dans la mise en scène.
    [...]le noir et blanc me semble particulièrement bien aller avec la tendance autobiographique, et aussi avec le propos mi-figue-mi-raisin, bien souligné par Crook. Est ce que le N&B ne permet pas justement, à la fois, la distanciation et la dramatisation?
    -la distanciation, parce que c'est déja, en soi, un travail sur la réalité, à un niveau encore plus basique que celui du graphisme et de la représentation [...]
    -la dramatisation, parce qu'il y a quelque chose dans le noir et blanc de terriblement net et lucide [...] C'est implacable.[...]"
Nanou


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Liens Internet

 

Interviews de Marjane Satrapi :

http://www.chris-kutschera.com/marjane_satrapi.htm
http://www.bdselection.com/php/?rub=page_dos&id_dossier=51

Critiques et commentaires sur la série :

http://www.bdparadisio.com/dossiers/persep/persep.htm
http://ossiane.blog.lemonde.fr/ossiane/2005/03/persepolis_de_m.html
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Pour commenter, faites un tour sur le forum

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Commentaires
S
J'ai beaucoup aimé cette BD et le film d'animation réalisé est aussi magnifique. Mon titre préféré de cette auteur reste pour l'instant "poulet aux prunes"
P
pas de commentaire, mais une question: pour un travail de colorisation, je cherche un dessin de Enki Bilal en noir et blanc. QQui peut m'aider?<br /> Merci
A
"C'est exactement ce que j'ai voulu dire en évoquant la caricature. Et pour moi, ce n'était pas du tout péjoratif! J'estime que la caricature est un art, au même titre que la BD. Et même si ce style, et l'usage du noir et blanc, existent depuis longtemps en BD, on ne peut nier que la caricature existe depuis plus longtemps que la BD... Enfin bon, caricature et BD comique sont très proches, en témoignent des grands maîtres comme Cabu et Gotlib, qui ont fait les deux..."<br /> <br /> <br /> C'est pour ça que j'aurais préféré que tu cites des gens comme Gotlib ! Mais tu sais, chez moi, c'est du pur snobisme... La BD, plutôt que le journalisme ! <br /> <br /> Le noir et blanc est en plus une de mes techniques préférées, et j'ai tendance à prendre comme une insulte personnelle qu'on ne cite pas ma grande idole, Hugo Pratt, mon maître spirituel, dès qu'on parle BD... <br /> Et en fait, je dois avouer que je ne fréquente pas le Canard Enchaîné, donc je ne risque pas d'en parler, contrairement à Pratt que je connais par coeur
C
Merci pour vos commentaires, les filles. J'avoue que comme je ne connais absolument rien à la technique du dessin, pour ne l'avoir jamais exercée (et aussi parce que j'ai eu le tort de ne pas m'y intéresser...). Enfin bref je me suis retrouvée un peu "limitée", quand j'ai voulu commenter l'aspect "dessin" de l'oeuvre, ce qui a pu donner cette comparaison, qui comme le dit Amarante, est un peu "limitative". <br /> <br /> Amarante ajoute : <br /> <br /> Citation:<br /> L'art du dessin comique relève du travail du dramaturge : dégager en quelques traits (de plume ou de crayons) les expressions et caractères qui feront rire...<br /> <br /> <br /> C'est exactement ce que j'ai voulu dire en évoquant la caricature. Et pour moi, ce n'était pas du tout péjoratif! J'estime que la caricature est un art, au même titre que la BD. Et même si ce style, et l'usage du noir et blanc, existent depuis longtemps en BD, on ne peut nier que la caricature existe depuis plus longtemps que la BD... Enfin bon, caricature et BD comique sont très proches, en témoignent des grands maîtres comme Cabu et Gotlib, qui ont fait les deux... <br /> <br /> Ce que j'ai voulu mettre en évidence, avec cette comparaison, c'est "l'art de dégager en quelques traits les expressions qui feront rire", mais également la critique sociale, qui est l'un des traits forts de l'oeuvre de Marjane Satrapi. Car il y a bien quelque chose de dramatique, dans certaines caricatures, qui mettent en lumière, parfois de façon cruelle, la réalité.
N
En ce qui me concerne, tu peux t'étendre, je trouve ca très interessant <br /> <br /> en tout cas, bravo pour cette review, ca me parait assez bien completer ce qu'a dit crook, surtout dans la mesure ou tu remets dans le contexte de la bd "moderne" ce qu'elle peut avoir dit sur le point particulier de Persepolis (et au fait, puisque je ne l'ai pas encore fait officiellement et que j'en suis aux remerciements: Merci beaucoup Crook d'avoir cédé a ma demande et d'avoir accepté de faire une vraie critique de cette BD, je suis ravie du resultat ) <br /> <br /> puis c marrant de voir comment c pas les memes choses qui marquent les differents lecteurs... peut etre encore plus dans une BD, ne serait-ce que parce que c'est un mode d'expression bivalent, et que chacun est plus ou moins sensible a chacun des deux media et a leur facon de dialoguer <br /> <br /> en ce qui me concerne, je ne vais aborder qu'un élement ce soir (ptet d'autres remarques plus tard): le noir et blanc... <br /> bon evidemment y a toujours la question du choix auctorial de la technique, la mouvance et tout et tout <br /> <br /> mais souvent, et en particulier dans des dessins comme ceux de Satrapi et Pratt (moi je suis pas une experte,alors je vais me contenter de parler de ce que je connais hein, m'en voulez pas), le noir et blanc joue un grand role dans la mise en scene. <br /> Bon, on pourrait ecrire un roman sur les jeux d'ombres dans Corto Maltese, mais il est tard et j'ai la tete en compote, alors ce sera pour une fois <br /> <br /> disons juste que chez Satrapi, ...comment dire ... le noir et blanc me semble particulierement bien aller avec la tendance autobiographique, et aussi avec le propos mi-figue-mi-raisin, bien souligné par Crook. <br /> Est ce que le N&B ne permet pas justement, a la fois, la distanciation et la dramatisation? <br /> <br /> -la distanciation,parce que c'est deja, en soi, un travail sur la realité, à un niveau encore plus basique que celui du graphisme et de la representation...j'ai l'impression que devant du noir et blanc, instinctivement (que ce soit une question de perception physique ou d'éducation esthetique bien ancrée), le lecteur se positionne differement que devant de la couleur (et apres, y a encore differents type de colorisation, mais bon). <br /> <br /> -la dramatisation, parce qu'il y a quelque chose dans le noir et blanc de terriblement net et lucide (surtout dans un graphisme aussi épuré, comme le dit Amarante). Je pense que la meme chose en couleur aurait eu moins d'impact, aurait noyé le poisson et détourné l'attention. Dans le noir et blanc pas moyen d'y échapper.C'est implacable. Je pense que ca fait veritablement partie de la mise en scene. <br /> <br /> voila quelques petites reflexions personnelles, avant d'aller me laver les dents. <br /> <br /> en tout cas merci, les filles, je trouve ca tres stimulant <br /> <br /> meme si c affreux pask'encore une fois, je me retiens de ne pas foncer a gib gib ou chez n'importe quel libraire .. <br /> <br /> (quelle idée j'ai eue de lancer ce site, sérieux )
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