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Le Salon de Mme Verdurin
8 octobre 2005

Le Bruit et les masques (Comme il vous plaira, Shakespeare)

«Le monde entier est une scène,
Hommes et femmes, tous, n’y sont que des acteurs,
Chacun fait ses entrées, chacun fait ses sorties,
Et notre vie durant nous jouons plusieurs rôles.
»

 

Shakespeare, Comme il vous plaira, Acte II, sc. 7

 

Affiche

 

Les deux trames de l’intrigue: le triomphe de la mystification
Claudio-Héro, ou le goût de la praline
Béatrice-Bénédict, ou la guimauve malgré elle
Villain et vilenies: le scandale de l’imbécillité
Masques et mascarades
Liens internet

 

Beaucoup de Bruit pour Rien (Much Ado About Nothing) est une comédie qui a été composée par le dramaturge anglais William Shakespeare, sans doute en 1598-99. J’utilise ici la traduction de la Pléïade, par François-Victor Hugo (et oui, le fils de…). Les puristes peuvent tenter de lire la pièce en V.O. malgré un vocabulaire parfois un peu serré, dû à l’avalanche de traits d’esprits et de bons mots.

 

Elle est considérée, de nos jours, comme une comédie «difficile»: le désordre apparent, la progression inégale de l’action, les personnages superficiels provoquent chez le spectateur classique un certain malaise ; et la pièce, tiraillée entre plusieurs intrigues, semble manquer d’unité.

 

Pourtant, cette comédie joyeuse et enlevée peut aussi provoquer un plaisir immense, dû au foisonnement de bons mots, au torrent de bonne humeur qui la traversent.

 

Donner un aperçu d’une œuvre si fluctuante et fuyante n’est certes pas évident. Essayons toutefois de démêler quelques fils…

 

Les deux trames de l’intrigue: le triomphe de la mystification

 

Beaucoup de bruit pour rien, c’est l’histoire d’un couple de jeunes amants dont le mariage est mis en péril par une rumeur calomnieuse. Un deuxième couple, lui, se verra conduit à l’autel grâce à la rumeur et à des affirmations mensongères.

 

«Ado», en anglais, ne veut pas dire «bruit»: c’est plutôt la difficulté, l’empêchement qui oblige à repousser ce que l’on s’apprête à faire. Pourtant, la traduction française de «bruit» reste étrangement proche de la pièce de Shakespeare… Le «bruit» sera alors ce son désagréable et cependant persistant, ce souffle qu’est cette parole menteuse, qui s’élève et enfle quelle que soit la vérité: la rumeur.

 

De retour de bataille aux côtés du prince don Pedro d’Aragon, et auréolés de gloire, les jeunes gens nobles s’arrêtent à Messine et n’ont plus qu’une occupation en tête: se marier. Claudio est l’un d’eux. Son choix se porte sur Héro, la sage fille du riche Léonato, gouverneur de Messine.

 

Mais don Juan, le sinistre frère naturel du prince d’Aragon, veut passer ses nerfs (il s’ennuie, le pauvre) et sa rancune sur Claudio, «ce jeune parvenu», à qui «revient toute la gloire de [sa] chute ». Il décide donc d’empêcher cette union.

 

Son premier complot, dans l’acte II, consiste à faire croire à Claudio que don Pedro s’est amouraché d’Héro et la veut pour lui-même ; mais ce projet échoue rapidement. Il décide alors de calomnier Héro, grâce au plan conçu par l’un de ses hommes, Borachio:

 

«BORACHIO. – Marchez donc ! Trouvez-moi un bon moment pour prendre à part don Pedro et le comte Claudio. Dites-leur que vous êtes sûr que je suis aimé d’Héro. (…) Comme présomption, offrez-leur de venir me voir à la fenêtre de la belle. Là, ils m’entendront appeler Marguerite Héro, et ils entendront Marguerite m’appeler Borachio. Amenez-les voir ça, la nuit même qui précédera la noce projetée. D’ici là, je ferai en sorte qu’Héro s’absente ; et la preuve de sa déloyauté paraîtra si concluante que le soupçon passera pour certitude, et que tous leurs projets seront renversés. » (Acte II, scène 2).

 

Grâce à la bêtise et à la crédulité de don Pedro et de Claudio, ce plan marche au-delà de toute espérance: au moment des noces, devant l’autel, Claudio accuse ouvertement Héro d’avoir parlé à un homme la nuit. L’horrible accusation provoque l’évanouissement de la belle, tandis que les hommes d’Aragon se retirent, drapés dans leur fierté.

 

Evanouissement devant l'autel

 

Après avoir dû détrompé le père d’Héro, qui était lui aussi tout prêt à croire la calomnie, et sur les conseils d’un moine, le clan des habitants de Messine se prépare à une riposte: Héro feindra d’être morte, le temps que la vérité soit dévoilée:

 

«LE MOINE. – D’abord ceci, bien mené, devra, à l’égard à l’égard de votre fille, changer la calomnie en remords ; c’est déjà un bien ; mais l’étrange expédient que j’imagine enfantera, je l’espère, de plus grands résultats. Censée morte, grâce à nos affirmations, au moment même où elle était accusée, elle sera pleurée, plainte, excusée par tous…» (Acte IV, scène 1)

 

Grâce à l’enquête de deux officiers municipaux lents d’esprit mais obstinés, la vérité sera enfin rétablie. Claudio, rongé par le remords, acceptera d’épouser une autre jeune fille, sur la proposition de Léonato… Jeune fille qui n’est autre qu’Héro !

 

Cette première intrigue, dont les héros sont Claudio et sa bien-aimée, se double d’une seconde intrigue, plus plaisante. Bénédict, l’ami de Claudio, et Béatrice, la cousine d’Héro, se détestent, et ne cessent de se disputer. A leur insu, leurs amis décident de les marier:

 

«DON PEDRO. – (…)Mais je te garantis, Claudio, que le temps ne passera pas tristement pour nous. Je veux, dans l’intervalle, entreprendre un des travaux d’Hercule: il s’agira d’amener le signor Bénédict et la dame Béatrice à une montagne d’affection réciproque. Je voudrais faire ce mariage, et je ne doute pas de le former, si vous voulez tous trois prêter assistance à mon plan. » (Acte II, scène 1)

 

Don Pedro, Léonato et Claudio, discutant dans le jardin de Léonato, font mine de ne pas s’apercevoir de la présence de Bénédict, caché, mais à portée de voix. Il discutent de la supposée affection de Béatrice pour le jeune homme:

 

«DON PEDRO. – (…)Approchez, Léonato. Que me disiez-vous tantôt ? Que votre nièce Béatrice est amoureuse du signor Bénédict ?
CLAUDIO, à part, à don Pedro. – Oh ! à l’affût ! à l’affût ! l’oiseau est posé ! (Haut.) Je n’aurais jamais cru que cette dame pût aimer un homme.
LEONATO. – Ni moi non plus. Mais le plus surprenant, c’est qu’elle raffole ainsi du signor Bénédict que, dans tous ses procédés apparents, elle a toujours semblé détester. » (Acte II, scène 3)

 

Et ils n’y vont pas avec le dos de la cuillère !

 

«CLAUDIO. – Sur ce, elle tombe à genoux, pleure, sanglote, se frappe le cœur, s’arrache les cheveux, et joint aux prières les imprécations: O mon doux Bénédict !… Que Dieu m’accorde la patience !
LEONATO. – (…)Elle est en proie à une telle exaltation, que parfois ma fille a peur qu’elle ne commette sur elle-même quelque attentat de désespoir. C’est certain. » (Acte II, scène 3)

 

Dans la scène suivante, Héro et Ursule se livrent à la même mascarade au sujet de Bénédict, sous les yeux de Béatrice, cachée dans un buisson.

 

Affiche

 

Chacun persuadé que l’autre l'aime éperdument, Béatrice et Bénédict sont tout prêts à rendre cet amour. Ainsi leurs prochaines rencontres seront-elles beaucoup moins tranchantes, et ils finiront par se marier à leur tour.

 

«BENEDICT. – Miracle ! voici nos mains unies contre nos cœurs !… Allons ! je veux bien de toi ; mais, vrai ! Je te prends par pitié.
BEATRICE. – Je ne veux pas vous refuser ; mais, par la lumière du jour ! Je cède à la persuasion et, en partie, au désir de vous sauver la vie, car on m’a dit que vous mourriez de consomption.
BENEDICT. – Silence ! Je vous ferme la bouche. (Il lui donne un baiser.)» (Acte V, scène 4)

 

Suivant l’adage Shakespearien, « Tout est bien qui finit bien», et les méchants seront punis.

 

Claudio-Héro, ou le goût de la praline

 

Il ne fait aucun doute que Claudio et Héro sont les héros de la pièce. Après tout, l’intrigue principale ne se noue-t-elle pas autour de leurs amours et de leur mariage ? Ils sont tendres et mièvres à souhait, et leur histoire manque de peu de virer au tragique de Roméo et Juliette ; sauf que si Juliette, en mettant en scène sa mort, finit par mourir pour de bon, ce n’est pas le cas de Héro qui ressuscite fort heureusement.

 

Hero et Claudio

 

Le nom de Héro renvoie à une héroïne de roman de l’Antiquité. Tous les soirs, cette Héro brandissait une torche en haut d’une colline pour guider son amant Léandre à travers les flots tumultueux du détroit des Dardanelles, qu’il traversait à la nage pour la rejoindre (un ou deux kilomètres de brasse dans les courants, après tout, qu’est-ce pour un cœur amoureux ? Oui, c’est vrai qu’il a fini par se noyer.). Héro est donc le symbole de la féminité passive et fixe, sorte de statue de la Liberté qui, certes, illumine et guide les acteurs de la pièce, comme pour leur rappeler qu’elle est le trophée auquel ils prétendent, mais reste immobile, dans l’attente de leurs décisions et de leurs actes.

 

Hero

 

Héro est petite, brune, et insignifiante. En tout cas, c’est ainsi qu’elle apparaît à Bénédict. Après tout, peut-être n’est-ce qu’une question de point de vue:

 

«BENEDICT. – Eh bien, ma foi, il me semble qu’elle est trop chétive pour un éloge exalté, trop brune pour un éloge brillant, et trop petite pour un grand éloge.
(…)
CLAUDIO. – Elle est à mes yeux la plus charmante femme que j’aie jamais vue. » (Acte I, scène 1)

 

Humiliée, outragée par les calomnies, Héro reste pourtant droite dans ses bottes – oups, dans ses escarpins –, malgré son évanouissement momentané. Aux yeux de Claudio, elle incarne encore, étrangement, la pureté:

 

«CLAUDIO. – (…)Mais adieu ! Adieu, toi, si affreuse et si belle ! Adieu, pure impiété, pureté impie ! » (Acte IV, scène 1).

 

Claudio est, quant à lui, le jeune amant idéal des comédies: amoureux dès le premier regard, après cependant s’être renseigné sur la famille et les chances de fortune de la belle, et aussi parce que la guerre est finie et qu’à présent il a le temps de conter fleurette:

 

«CLAUDIO. – Léonato a-t-il des fils, Monseigneur ?
DON PEDRO. – Pas d’autre enfant qu’Héro. Elle est son unique héritière. Serais-tu épris d’elle, Claudio ?
CLAUDIO. – Oh ! Monseigneur, quand nous somme partis pour la guerre qui vient de finir, je regardais Héro avec l’oeil d’un soldat, déjà tendre, mais ayant sur les bras une trop rude tâche pour élever cette tendresse jusqu’au titre de l’amour. Mais maintenant que je suis de retour et que les pensées belliqueuses ont laissé leur place vide, une foule de désirs doux et délicats viennent s’y substituer, tous me rappelant la beauté de la jeune Héro et me parlant de ma tendresse pour elle avant notre départ pour la guerre.
DON PEDRO. – Tu vas être bien vite un parfait amoureux, car déjà tu fatigues ton confident d’un volume de mots. »

 

Et franchement, ce volume de mots nous fatigue aussi un peu. Sûr de lui, sans finesse et même un peu cuistre, Claudio a tout pour séduire. Un humour ravageur et plein d’à-propos, doublé d’une intelligence profonde !

 

Enfin, sa rhétorique est délicieuse, elle s’avale aussi bien qu’un poème de Monsieur Trissotin. Ainsi, son accusation d’Héro dans l’acte IV:

 

«CLAUDIO. – A bas les semblants ! Je veux les dénoncer: vous me semblez telle que Diane dans sa sphère, aussi chaste qu’un bouton de fleur non épanoui encore ; mais vous avez plus de fureurs dans votre sang que Vénus ou que ces bêtes repues que met en rut une sensualité sauvage. » (Acte IV, scène 1).

 

Bref, c’est l’amant parfait (-hum). Et l’on ne saurait qu’envier la douce Héro de trouver un mari si bien tourné…

 

Mais la praline manque cependant un peu de goût: la passivité des deux héros face à leur propre histoire d’amour, le sentiment que tout est dicté par les conventions nous laissent sur la langue une impression de fadeur qui, n’était le couple Béatrice-Bénédict, rendraient cette histoire bien insipide.

 

Béatrice-Bénédict, ou la guimauve malgré elle

 

Car c’est pour le plaisir de suivre les disputes exubérantes de ces deux plaisants personnages que l’on va lire et relire Beaucoup de bruit pour rien ; et ce n’est pas sans raison que Kenneth Branagh s’attribue le rôle de Bénédict plutôt qu’un autre, dans son adaptation cinématographique de 1993.

 

Beatrice et Benedict

 

En effet, leur relation est basée sur le principe indémodable de la love-hate, comme disent les Anglo-saxons. Les deux amoureux commencent par se détester, mais cela n’est en fait qu’une manifestation de l’amour violent qu’ils ont forcément l’un envers l’autre, et qui se révèle malgré eux avant la fin du film (sinon, le spectateur, - ou plutôt la spectatrice- repartirait déçu-e). Quant aux ignares du sexe masculin qui ne se seraient pas encore pâmés comme il se doit devant leur écran d’ordinateur, je les renvoie à Orgueil et Préjugés, Bridget Jones, Autant en emporte le vent, Harry Potter évidemment (Ron-Hermione, Lily-James), Quand Harry rencontre Sally, Vous avez un message, et le reste de la filmographie de Tom Hanks et Meg Ryan.

 

Dans notre cas, dès la première scène et avant même que nos deux tourtereaux se retrouvent face à face, ça donne ceci:

 

«LE MESSAGER. – Je vois, madame, que ce gentilhomme [Bénédict] n’est pas dans vos papiers.
BEATRICE. – Non ! S’il y était, je brûlerais mon bureau. » (Acte I, scène 1)

 

Cassé !

¹

Comme toutes les héroïnes de caractère, Béatrice est belle, vive, intelligente, indépendante, rebelle au mariage ; et elle respire la liberté:

 

«DON PEDRO. – C’est votre silence qui me déplairait, et la joie est ce qui vous va le mieux. Oui, sûrement, vous êtes née dans une heure joyeuse.
BEATRICE. – Non, certes monseigneur, car ma mère criait fort ; mais alors il y avait une étoile qui dansait, et c’est sous cette étoile que je suis née…» (Acte II, scène 1)

 

Beatrice

 

C’est également une Célibattante² avant l’heure:

 

«LEONATO, à Béatrice. – Allons, ma nièce, j’espère bien vous voir un jour pourvue d’un mari.
BEATRICE. – Non, pas avant que Dieu ait fait les hommes d’un autre métal que la terre. N’est-il pas affligeant pour une femme d’être écrasée par un tas d’insolente poussière ? de rendre compte de sa vie à une motte de méchante marne ? Non, mon oncle, je n’y consens pas. » (Acte II, scène 1).

De son côté, Bénédict est, quoi qu’en dise Béatrice, doté de toutes les qualités. Voyons comme il nous est présenté dans la première scène:

 

LE MESSAGER. – Il a rendu de grands services, madame, dans cette guerre.
BEATRICE. – Vous aviez des vivres moisis, et il a aidé à les manger. C’est un vaillant écuyer… tranchant. Il a un excellent estomac.
LE MESSAGER. – C’est aussi un bon combattant, belle dame.
BEATRICE. – Un bon combattant devant une belle. Mais qu’est-il devant un brave ?
Le Messager. – Brave devant un brave, homme devant un homme ; il est rempli de toutes les vertus honorables.
BEATRICE. – Farci, vous voulez dire ; ces vertus-là ne sont que de la farce… Après tout, nous sommes tous de simples mortels. » (Acte I, scène 1)

 

Benedict

 

Bénédict est, lui aussi, allergique au mariage… on pourrait même le soupçonner de misogynie:

 

«BENEDICT. – Qu’une femme m’ait conçu, je l’en remercie ; qu’elle m’ait élevé, je lui en suis aussi bien humblement reconnaissant. Mais je ne veux pas plus sonner l’hallali au-dessus de ma tête qu’accrocher piteusement une corne de chasse à quelque invisible ceinturon ; et toutes les femmes doivent me pardonner. C’est parce que je ne veux pas avoir ce tort de me méfier d’une d’elles, que je veux avoir ce tort de ne me fier à aucune. La conclusion, et je n’en serai que plus accompli, c’est que je vivrai garçon. » (Acte I, scène 1)

 

Mais on ne peut vraiment lui en tenir rigueur: Béatrice n’est-elle pas elle aussi atteinte d’une sorte de misandrie ?

 

Enfin, il semble vraiment détester Béatrice, qu’il surnomme, à loisir, « madame Dédain», ou «madame La Langue». Sans doute est-ce parce qu’elle parvient trop bien à le vexer:

 

«BENEDICT. – Oh ! c’est elle qui m’a maltraité à lasser la patience d’une bûche ! Un chêne, n’ayant qu’une feuille verte, lui aurait répliqué ! Mon masque même commençait à prendre vie et à maugréer contre elle. Elle m’a dit, sans penser qu’elle s’adressait à moi, que j’étais le bouffon du prince ! que j’étais plus ennuyeux qu’un grand dégel !… elle m’a lancé railleries sur railleries avec une si grande dextérité, que je restais coi, comme l’homme à la cible visé par toute une armée. Elle parle des poignards, et chaque mot frappe. Si son haleine était aussi terrible que ses épithètes, il n’y aurait pas moyen de vivre auprès d’elle ; elle infecterait jusqu’à l’étoile du Nord. Je ne voudrais pas l’épouser, quand elle aurait en dot tout l’héritage d’Adam avant la faute. » (Acte II, scène 1)

 

Mais quelques indices nous permettent cependant de deviner le penchant qu’ils ont l’un pour l’autre. D’abord, il y a cette façon qu’a Béatrice de parler tout le temps de Bénédict, même si c’est pour en dire du mal… Notre chère amie Bridget Jones y verrait un cas flagrant de mentionnite³, et elle aurait bien évidemment raison. Il y a également l’admiration de Bénédict pour la beauté de Béatrice:

 

«BENEDICT. – (…)Tiens, sa cousine [Béatrice est la cousine d’Héro], si elle n’était pas possédée d’une furie, l’emporterait autant sur elle en beauté que le 1er mai sur le dernier jour de décembre. » (Acte I, scène 1)

 

Enfin, cette remarque de Béatrice, quelque peu sibylline, évoquant une relation ancienne entre eux:

 

«DON PEDRO, à Béatrice. – Allons, belle dame, allons, vous avez perdu le cœur du signor Bénédict.
BEATRICE. – Il est vrai, monseigneur, qu’il me l’avait prêté pour quelque temps ; et moi, je lui avais donné, en guise d’intérêt, un cœur double pour ce simple cœur. Mais, ma foi, il me l’a regagné avec des dés pipés. Votre Altesse a donc raison de dire que je l’ai perdu. » (Acte II, scène 1)

 

Tout est donc en place pour camper un couple aussi mythique qu’Elizabeth Bennet et Fitzwilliam Darcy…⁴

 

Ces deux plaisants personnages se font cependant duper en beauté… sans pour autant que le spectateur ne les juge vraiment dupes !

 

Bon, les scènes où ils sont censés bien s’entendre ne sont pas tellement plus tranquilles que lorsqu’ils se disputaient:

 

«BENEDICT. – Et maintenant, dis-moi, je te prie, pour lequel de mes défauts es-tu tombée en amour de moi ?
BEATRICE. – Pour tous à la fois, car ils maintiennent chez vous l’empire du mal si strictement qu’ils ne permettent à aucune qualité de se fourrer parmi eux. Mais quelle est celle de mes qualités qui vous a la première infligé de l’amour pour moi ?
BENEDICT. – Infligé de l’amour ! L’expression est parfaite ! Il m’a bien été infligé, en effet, car c’est malgré moi que je t’aime.
BEATRICE. – C’est, je pense, en dépit de votre cœur. Hélas ! ce pauvre cœur ! si vous le dépitez autant pour l’amour de moi, je le dépiterai pour l’amour de vous, car je ne veux pas aimer ce que mon ami déteste. »

 

Bénédict conclut:

 

«BENEDICT. – Toi et moi, nous avons trop d’esprit pour coqueter paisiblement. »

 

Villain et vilenies: le scandale de l’imbécillité.

 

Ce qui définit le villain shakespearien (c’est-à-dire, le méchant de l’histoire), c’est le simple plaisir de nuire. En cela, le mélancolique don Juan de Beaucoup de bruit pour rien n’échappe pas à la règle:

 

«DON JUAN. – J’aimerais mieux être un ver sur une ronce qu’une rose épanouie dans sa faveur. Je m’accommode mieux d’être dédaigné de tous que de contraindre mes allures pour extorquer leur sympathie. S’il est impossible de dire que je suis un honnête homme flatteur, il sera du moins avéré que je suis un franc coquin. » (Acte I, scène 3)

 

Mais don Juan est un villain un peu mou. Contrairement à Richard III, il n’est pas le démiurge de la pièce ; il se contente d’accepter de jouer les rôles que lui attribue Borachio, un homme de sa suite:

 

«DON JUAN. – Que vois-tu là qui soit de force à tuer ce mariage ?
BORACHIO. – C’est à vous de composer le poison. Allez trouver le prince votre frère ; n’hésitez pas à lui dire qu’il a compromis son honneur en mariant l’illustre Claudio, que vous vanterez hautement, à une catin tarée comme Héro. » (Acte II, scène II)

 

Finalement, ce n’est pas du fait d’un démiurge puissant et retors que la scandaleuse tromperie fonctionne: ni don Juan, mélancolique oisif, ni Borachio, qui ne veut que le distraire, n’ont l’envergure nécessaire. Cette absence, ce manque est en partie la cause de la sensation de malaise qui traverse la pièce: car la bêtise, la crédulité de gens comme don Pedro et Claudio sont les vraies responsables. Les conventions d’une société, la vanité qui guident par exemple la romance d’Héro et Claudio, tout cela tisse la trame où les personnages vont s’enferrer d’eux-mêmes. Henri Fluchère résume bien cet aspect de la pièce, dans l’introduction de l’édition Pléïade: «C’est une Comédie des Erreurs, non pas fortuites, mécaniques, ou préparées par le destin, mais manigancées et acceptées par l’homme (…)».

 

Beaucoup de bruit pour rien est donc comme une mise en scène du scandale de l’imbécillité, contre lequel se rebelle Béatrice, et auquel on la voit réagir avec violence dans le quatrième acte:

 

«BENEDICT. – Allons, dis-moi de faire quelque chose pour toi.
BEATRICE. – Tuez Claudio ! » (Acte IV, scène 1)

 

En contrepoint de cette bêtise masquée qui œuvre dans le beau monde de Messine, l’épais bon sens de personnages comiques hauts en couleurs, tels que Dogberry et Vergès, ces «officiers municipaux imbéciles», va paradoxalement parvenir à faire triompher la vérité:

 

«DOGBERRRY [aux complices de Don Juan]. – (…)Mes maîtres, il est déjà prouvé que vous êtes, à peu de choses près, de faux fripons ; et bientôt on sera sur le point de le croire. Qu’avez-vous à répondre pour vous-mêmes ?
CONRAD. – Pardieu, monsieur, que nous n’en sommes pas.
DOGBERRY. – Voilà un gaillard merveilleusement malin, je vous assure, mais je vais m’occuper de lui tout à l’heure. » (Acte IV, scène 2)

 

C’est parce que dans cette comédie, tout pourrait effectivement tourner mal, et parce que des personnages considérés comme bons, tels que Claudio, sont capables de méchancetés, que Beaucoup de bruit pour rien va être considérée comme une «comédie à problèmes». Dans un tel climat, on comprend que la vivacité et l’humanité de Bénédict et Béatrice soient pour le spectateur un véritable souffle d’air frais.

 

Masques et mascarades

 

Si la comédie reste encore un triomphe de joie et de vie, c’est aussi grâce à l’abondance de jeux de toutes sortes, qui surgissent dans une avalanche: jeux de mots, mais aussi jeux de rôles, théâtre dans le théâtre, masques, doublets de personnages qui se remplacent ou se font écho, comme si personne ne jouait jamais vraiment que son rôle, mais s’amusait à endosser aussi le masque de l’Autre.

 

Les jeux de masques se retrouvent d’abord, sous un mode léger, dans la première scène du deuxième acte. A l’occasion d’un bal masqué, chacun se retrouve tenté de jouer un rôle. Don Pedro fait la cour à Héro pour le compte de Claudio. Bénédict, se faisant passer pour un autre, essaie de savoir ce que Béatrice pense réellement de lui, ce qui lui vaut d’être cruellement blessé dans son amour-propre:

 

«BENEDICT. – Qu’est-ce que ce Bénédict ?
BEATRICE. – Je suis sûre que vous le connaissez suffisamment.
BENEDICT. – Pas du tout, croyez-moi.
BEATRICE. – Est-ce qu’il ne vous a jamais fait rire ?
BENEDICT. – Allons, dites-moi ce qu’il est.
BEATRICE. – Eh bien, c’est le bouffon du prince: un fou fort assommant ! (…)» (Acte II, scène 1)

 

Plus tard dans la pièce, pour confondre Béatrice et Bénédict et les faire s’avouer leur amour, leurs amis mettent en scène de fausses confidences, dont Bénédict, puis Béatrice seront les témoins cachés:

 

«HERO. – Maintenant, Ursule, quand Béatrice sera venue, il faudra qu’en nous promenant dans cette allée nous parlions uniquement de Bénédict: quand je le nommerai, ce sera ton rôle de faire de lui le plus grand éloge que jamais homme ait mérité. Moi, je dois me borner à te répéter que Bénédict languit d’amour pour Béatrice. Ainsi est faite la flèche dangereuse du petit Cupidon, qu’elle blesse simplement par ouï-dire. Commence maintenant. Car, tu vois, voici Béatrice qui, comme un vanneau, rase la terre pour venir entendre ce que nous disons. » (Acte III, scène 1)

 

Malgré ses airs de sainte-nitouche, Héro est aussi un metteur en scène fort capable, quand il s’agit de marier sa cousine !

 

Ces jeux quittent le signe du badinage, dès lors qu’il s’agit de perdre Héro. Borachio parvient à faire passer sa maîtresse Marguerite pour Héro, et provoque par ce biais l’humiliation, et la mort symbolique de la jeune fille.

 

Mais c’est également le jeu de rôle et la mise en scène qui permettent de résoudre la situation: Héro, passée pour morte, se fait épouser par Claudio en tant que nièce, et non plus fille, de Léonato:

 

«CLAUDIO, à Héro. – Donnez-moi votre main devant ce saint prêtre: je suis votre mari, si vous m’agréez.
HERO, se démasquant. – Quand je vivais, j’étais votre première femme ; et quand vous m’aimiez, vous étiez mon premier mari.
CLAUDIO. – Une seconde Héro !
HERO. – Rien n’est plus certain ; une Héro est morte déshonorée ; mais moi, je vis, et, aussi vrai que je vis, je suis vierge.
DON PEDRO. – Ah ! c’est bien la première Héro ! la même qui est morte.
LEONATO. – Elle n’est restée morte, monseigneur, que tant que son déshonneur a survécu. » (Acte V, scène 4)

 

La thématique de l’imposture, qui guide, comme on la vu, les deux trames de l’intrigue, est donc liée à celle du divertissement. Le théâtre, lieu par excellence des impostures et des jeux de toute sorte, n’est-il pas avant tout un divertissement?

 

Joyeuse cacophonie, Beaucoup de bruit pour rien est ainsi une excellente représentation du jeu dans toute sa vanité, comme ce souffle qui enfle et finit par s’éteindre de lui-même.

(Article de Crookshank)
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Notes

 

1: La webmasteuse décline toute responsabilité dans l'utilisation de cette référence à un ignoble surfeur ayant une prédilection absure pour le jaune :-D
2: Référence à la désormais célèbre Bridget Jones. Pour plus d'explications, consulter le dictionnaire bridget jones-français (ou mieux, amis lecteurs: potasser Le journal de Bridget Jones).
Allez, parce que je suis gentille, je vous cite le passage, mais quand même faudra aller voir par vous même, un de ces jours:
«"Je ne suis pas mariée parce que je suis une célibattante, bande de crétins rassis avant l'âge, puritains à l'esprit étroit", a déclamé Sharon.»p 50 de l'édition de poche.(note de la webmasteuse à nouveau)
3: idem. Explication quelque part dans le Journal (je n'ai pas retrouvé la page exacte niark niark (note de la webmasteuse encore et toujours)
4: Référence, bien sur, au couple principal du roman de Jane Austen, Orgueil et préjugés (Pride and Prejudice)


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Liens Internet

 

Beaucoup de bruit pour rien, la critique du film, par Crook

 

Beaucoup de bruit pour rien au théâtre: sur les problèmes d’adaptations scéniques

 

Beaucoup de bruit pour rien: le film de Kenneth Branagh (à voir absolument !) (avec photos et bandes-annonces)

 

Shakespeare sur Wikipédia

 

La légende d’Héro et Léandre dans les Héroïdes d’Ovide

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Commentaires
Z
Huh uh, c'est bien.
C
Chuis pas sûre d'avoir tout compris, là... <br /> <br /> Voui, enfin, quand même... je tiens à te signaler que dans Beaucoup de bruit pour rien, y a pas de cadavres... Faut lire les tragédies, pour ça <br /> <br /> Mais merci d'avoir mis un mot : ça prouve qu'il y en a qui ont réussi à lire cette longue critique jusqu'au bout (même si je ne t'ai pas tellement laissé le choix, en fait ).
M
Merci ma crook, super article, vive Shakespeare ! <br /> <br /> Alleluïa, Alleluïa, Alleluïa, <br /> sous la tempête vous verrez les cadavres <br /> aux corps pourissants, <br /> Alleluïa, <br /> Vive le Seigneur ! <br /> Que ça terreur nous violente, <br /> Comme le grand Shakspeare violente, <br /> Notre macrocéphalisation ! <br /> <br /> Yes
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